vendredi 21 mars 2008

Immédiateté, ubiquité

C’est un truisme que de dire qu’Internet et les nouvelles technologies de l’information ont changé le monde et nos vies. Le savoir est une chose, l’admettre et en voir les conséquences une autre. Il faut peut-être se pencher parfois sur des pratiques anciennes pour voir comment on gérait l’information.

En Grèce ancienne, l’immédiateté et l’ubiquité était le seul fait des divinités. Les dieux pouvaient satisfaire immédiatement les voeux plus ou moins intelligents des hommes qui avaient la possibilité d’en choisir (comme Midas). Ils pouvaient instantanément se transporter à une autre place. Les hommes eux étaient condamnés aux délais entre les événements et leur connaissance. Ces délais pouvaient être plus ou moins longs et avoir des conséquences fâcheuses ou heureuses.

Dans un passage de la tragédie d’Eschyle “Agamemnon”, la reine Clytemnestre annonce aux gens d’Argos la chute de Troie la veille. Les vieillards du choeur sont surpris de la rapidité avec la quelle la nouvelle est parvenue jusqu’à leur ville. Elle leur explique qu’un système de torches le long de la route de Troie à Argos, allumées les unes après les autres, lui a annoncé la nouvelle.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Quand la ville a-t-elle donc été emportée ?

KLYTAIMNESTRA.

Dans cette même nuit de laquelle est sorti ce jour.

LE CHŒUR DES VIEILLARDS.

Et quel messager a pu accourir avec une telle rapidité ?

KLYTAIMNESTRA.

Hèphaistos a fait jaillir, de l’Ida, une lumière éclatante. De torche en torche, et par la course du feu, il l’a envoyée jusqu’ici. L’Ida regarde le Hermaios, colline de Lemnos. De cette île, la grande flamme a atteint le troisième lieu, l’Athos, montagne de Zeus. La force de la lumière, joyeuse et rapide, s’est élancée de ce faîte, pardessus le dos de la mer, et, telle qu’un Hèlios, a répandu une splendeur d’or dans les cavernes du Makistos. Ici, sans retard, sans se laisser vaincre par le sommeil, on a transmis la nouvelle. La clarté, projetée au loin jusqu’à l’Euripos, a porté le message aux veilleurs du Messapios ; et ceux-ci, à leur tour, ayant allumé un monceau de bruyères sèches, ont excité la flamme et fait courir la nouvelle. Et la lumière, active et sans défaillance, volant par delà les plaines de l’Asôpos, comme la brillante Sélènè, jusqu’au sommet du Kithairôn, y a fait jaillir un nouveau feu. Les veilleurs ont accueilli cette lumière venue de si loin, et ils ont allumé un bûcher encore plus éclatant dont la lueur, par-dessus le marais de Gorgôpis, projetée jusqu’au mont Aigiplagxtos, a excité les veilleurs à ne point négliger le feu. Ils ont déployé avec violence un grand tourbillon de flammes qui embrase le rivage, par delà le détroit de Saronikos, et se répand jusqu’au mont Arakhnaios, proche de la ville. Enfin, cette lumière partie de l’Ida est arrivée dans la demeure des Atréides. Tels sont les signaux que j’avais disposés pour se transmettre la nouvelle l’un à l’autre. Le premier a vaincu, et le dernier aussi. Telle est la preuve certaine de ce que je t’ai raconté. Le roi me l’a annoncé de Troia.

Ce texte est assez extraordinaire, mais ne correspond pas à une pratique courante. Ce type de dispositif pose l’invénient de ne pouvoir apporter qu’un seul message, dépourvu d’ambiguité, de manière unique. Les Grecs confiaient leurs informations importantes habituellement à des messages qui se déplaçaient d’une ville à l’autre, comme le fameux coureur de Marathon. Ainsi il fallait un à plusieurs jours à un message pour parvenir à son destinataire. On imagine les enjeux quand il s’agit de demander de l’aide à un allié pour se défendre contre une attaque.

On connaît aussi la fameuse affaire de Mytilène relatée par Thucydide (III, 59). Les gens de Lesbos s’étaient soulevés contre le joug athénien. Athènes décida de réprimer sévèrement les habitants en mettant à mort les hommes et envoya un bateau pour transmettre l’ordre à exécuter sur l’île. Cependant l’Assemblée d’Athènes changea d’avis. Il fallut envoyer un autre vaisseau, en espérant qu’il arrive à temps:

Telles furent les paroles de Diodotos. Ces deux discours contradictoires et d’égale habileté laissèrent les Athéniens indécis. On passa au vote et les deux avis recueillirent un nombre de voix à peu près égal. Ce fut pourtant celui de Diodotos qui l’emporta. On envoya donc en toute hâte une nouvelle trière, de peur que l’autre, qui avait un jour et une nuit d’avance, n’arrivât la première et ne donnât l’ordre de détruire la ville. Les députés de Mytilène approvisionnèrent le vaisseau de vin et de farine et promirent à l’équipage une bonne récompense s’il arrivait le premier. La chiourme fit tellement diligence que les hommes continuaient à ramer tout en mangeant leur portion de farine délayée dans du vin et de l’huile ; ils dormaient et ramaient par bordées. Par bonheur aucun vent ne vint les retarder et le premier bâtiment, chargé d’une funeste mission, ne se pressa pas, tandis que le second faisait force de rames. Le premier devança le second juste assez pour permettre à Pakhès de lire le décret. On se préparait à exécuter les ordres, quand le second vaisseau aborda, épargnant ainsi la ruine à Mytilène. Voilà à quoi tint que la ville ne fut pas détruite.

Si l’on remonte plus haut dans le temps, les nouvelles arrivaient avec les voyageurs: des commerçants, des artisans itinérants ou des aèdes. C’est ainsi que Pénélope, dans l’Odyssée, est toujours intéressée par entendre les voyageurs qui arrivent à Ithaque. Entre l’événement et sa relation, des années pouvaient se produire. Transmis de bouche à oreille, ils avaient tendance à se légendariser.

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